Ecologie-politique

Mexique: souveraineté, état et pétrole

Enrique Dussel *

Il serait utile de réfléchir à trois concepts qui sont utilisés dans les débats actuels, et qu'il serait bon d'éclairer, de mettre en relation et dont il faudrait tirer des conclusions pratiques.

La souveraineté

L'on sait que lorsque Jean Bodin (1529-1596) traitait de ce thème [celui de la souveraineté] dans son ouvrage Les six livres de la République (1576), il ne reconnaissait qu'à la seule personne du prince ou du roi le «pouvoir souverain». Bodin savait que dans «l'Etat de Venise» la souveraineté reposait sur le «Conseil majeur» des patriciens, raison pour laquelle il s'agissait d'une aristocratie.

Lorsque Bartolomé de las Casas (1484-1566) se référait au Pérou et aux encomiendas [regroupement d’Indiens sur un territoire afin d’utiliser leurs forces de travail et placé sous le commandement d’un Encomendero, qui dépendait de la Courone d’Espagne] – dans son ouvrage De Regia potestate, 1546 – il considérait que le pouvoir d'autodétermination n'appartenait qu'au peuple, puisqu'il écrivait explicitement qu'une décision prise par le roi «sans le consentement du peuple» (consensu populi) n'avait pas de «légitimité» (legitime), car cela équivaudrait à «inférer un préjudice à la liberté (libertati) du peuple» [1].

Le concept de souveraineté a donc subi une évolution en ce qui concerne son référent. Au début, seuls étaient souverains les dieux qui dictaient les lois de la communauté. Puis, lentement, les dieux ont délégué ce pouvoir aux rois, comme nous le voyions dans le Code d'Hammourabi en Mésopotamie (au XVII siècle avant notre ère). Dans la république romaine, c'est le Sénat – une oligarchie minuscule – qui détenait la souveraineté. Le processus historique finira par «comprendre» que la souveraineté n'appartient qu'à l'ensemble d'une communauté politique, au peuple. Le peuple est le seul souverain.

Il est la première et la dernière instance d'autodétermination dans la création de toutes les institutions (Cornelius Castoriadis dirait grâce au pouvoir instituant), dans la promulgation d'une constitution (grâce au pouvoir constituant décrit entre autres, par Carl Schmitt), dans la promulgation de lois ou dans la prise de décisions fondamentales de la politique (de l'élection de représentants jusqu'aux compromis décisifs dans lesquels on utilise des recours exceptionnels tels que la consultation populaire, le référendum ou le plébiscite). Dans tous les cas, la souveraineté populaire reste le dernier siège de l'exercice du pouvoir.

L'Etat

Dans la mesure où l'Etat est le macro-système institutionnel de la société politique, créé par la souveraineté populaire, on ne peut pas à proprement parler dire que «l'Etat est souverain». C'est le peuple qui est souverain, et l'Etat est une institution à son service. Et comme toute institution, il est une médiation pour l'exercice délégué du pouvoir souverain du peuple. On pourrait dire que, dans le meilleur des cas, l'Etat exerce de manière déléguée la souveraineté populaire, pas en son propre nom mais au nom du peuple. Lorsque l'Etat s'arroge le pouvoir d'exercer la souveraineté en son nom propre (on a si souvent répété que «l'Etat est souverain» qu'on pourrait l'accepter au sens large) cela correspond à ce qui a été appelé le fétichisme du pouvoir [2]. Le pouvoir politique ne réside que dans le peuple, et son unique siège inaliénable dans le peuple.

Lorsque ce pouvoir politique est attribué à une institution, c'est-à-dire lorsque celui qui exerce le pouvoir de manière délégué prétend l'exercer en son nom propre et non comme représentant, il se produit une inversion de sens dans la mesure où cela occulte la véritable source du pouvoir.  Ainsi une pure apparence, un phénomène, cache l'essence. C'est un fétiche. C'est un «dieu fabriqué de la main des hommes» (comme l'indique Marx en citant un texte sémite). Cette inversion est la corruption suprême de la politique. L'homme politique croit être le souverain parce qu'il prétend détenir le «monopole du pouvoir». Il a usurpé une place qui ne lui appartient pas: celle d'être le siège d'un pouvoir souverain qui n'appartient qu'au seul peuple dans son entièreté.

Le pétrole

Les biens qui se trouvent dans les limites du territoire sur lequel le peuple exerce la souveraineté à travers les institutions créées pour le servir sont le patrimoine de la communauté politique toute entière. Les biens qui restent sous le régime de la propriété commune, administrés par l'Etat, sont des biens publics. Le pétrole, tout comme les richesses du sous-sol, l'eau, l'électricité, etc., sont également des biens publics au Mexique.

Le pétrole est un produit organique, fruit de millions d'années de la vie sur la Terre. C'est une des substances les plus précieuses de la planète à cause de ses multiples usages ; et elle n'est pas renouvelable.

Premièrement, le fait de simplement le brûler est un crime dont les générations futures nous demanderont des comptes. Annihiler cette ressource par combustion équivaut à jeter au feu des diamants, de l'or ou des billets de banque en vigueur.

Deuxièmement, il serait donc rationnel d'en extraire le moins possible, d'en conserver la plus grande part et de soumettre sa consommation au respect d'une exigence éthique et politique: qu'on découvre et que l'on puisse utiliser en égale quantité des substituts énergétiques provenant de ressources renouvelables.

Troisièmement, il est également tout à fait irrationnel de vendre du pétrole brut. On devrait transformer et commercialiser uniquement des produits dérivés du pétrole ayant une valeur ajoutée (plastics, huiles, essence, etc.). Seuls des peuples complètement sous-développés vendent la matière première pure. Le Mexique dispose de l'intelligence, de la technologie et de la planification nécessaires pour n'avoir pas à vendre un seul gramme de pétrole brut.

Enfin, quatrièmement, il est encore plus irrationnel et immoral (c'est une indication de la corruption de ceux qui gouvernent) de concéder la propriété du pétrole en guise de paiement de services à recevoir [à des compagnies américaines, entre autres depuis la crise de la dette de 1982].

Comme si le Mexique pouvait se payer les meilleurs services du monde avec l'argent obtenu grâce à la vente des produits élaborés à partir du pétrole! Il n'est aucunement nécessaire d'aliéner la propriété du pétrole. Cela relève du bon sens le plus élémentaire!

Cette somme de décisions irrationnelles ne peut s'expliquer que par l'intérêt égoïste et sans aucun rapport avec la justice et l'éthique de la part des gouvernants. C'est simplement de la corruption politique, car ceux qui exercent le pouvoir institutionnel (sénateurs, députés, président, gouverneurs, etc.) ont oublié qu'ils ne sont pas le siège du pouvoir politique, mais de simples représentants qui exercent leur pouvoir délégué au nom de la souveraineté populaire.

Et suite à cet oubli, ils pensent qu'ils peuvent tout décider sur le dos du peuple, alors qu'une «consultation populaire» serait pleinement justifiée sur une question aussi importante. Mais [ceux qui exercent le pouvoir institutionnel] ne le souhaitent pas, car cela leur gâcherait «tout le jeu». Si les institutions – dont le pouvoir législatif – n'étaient pas corrompues, elles se rappelleraient que l'Etat ne dispose que d'un exercice délégué, n'étant pas au sens strict souverain, et elles devraient donc comprendre la nécessité d'une telle «consultation du souverain».

Mais la corruption n'est pas seulement politique, elle est également éthico-subjective. L'exercice fétichiste du pouvoir les prédispose également au désordre subjectif, à l'amour de la richesse qu'on appelait usure, à l'appropriation indue de biens appartenant au peuple qu'ils distribuent ensuite à discrétion, illégalement, entre leurs «amis» (à l'intérieur du pays mais aussi à l'extérieur de celui-ci, puisqu'en fin de compte, la bourgeoisie est mondiale).

Il serait bon d'appeler à une certaine sagesse, à s'imposer une certaine limite de simple honnêteté citoyenne, et de demander que l'on «consulte le peuple» dans cette situation si grave.

Au cas contraire, le peuple aura le droit d'entrer en action. C'est un «droit absolu», car, à l'injustice de l'«état de droit», on ne peut se limiter à opposer l'«état d'exception», mais on doit revendiquer fondamentalement l'«état de rébellion» qui finit par clamer: «Que se vayan todos!» (Que tous s’en aillent !) (Traduction A l’encontre)

* Enrique Dussel est l’un des philosophes de la théologie de la libération les plus connus en Amérique latine. D’origine argentine, il enseigne actuellement au Mexique (UNAM). Il a publié cet article dans le quotidien La Jornada.

1. Voir mon ouvrage Politica de la Liberacion, Trotta, Madrid 2007, § 6.4.

2. Voir la thèse 6 de mon livre 20 thèses de politique, Siglo  XXI, México, 2007.

(6 juin 2008)


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